« LE POUVOIR DES FICTIONS AUDIOVISUELLES »
Dossier thématique coordonné par Céline Bryon-Portet, Maître de conférences habilitée à diriger des recherches
Ce numéro de la revue Communication se propose d’étudier le pouvoir d’influence des fictions cinématographiques et télévisées, tant au plan individuel qu’au niveau sociétal.
Longtemps ravalées au rang de simples productions divertissantes, avec tout ce que cette catégorisation comporte de péjoratif depuis que la philosophie pascalienne a vu dans le divertissement une activité futile et dérisoire entre toutes, les fictions audiovisuelles sont pourtant bien plus que des histoires imaginaires frappées d’irréalité. Les chercheurs leur reconnaissent aujourd’hui la capacité de modifier les représentations mentales des spectateurs, voire même de changer leur comportement.
Au niveau individuel, les études pionnières de Henry Jenkins[1] sur les fans des séries télévisées, notamment, montrent que la notion de participation est primordiale lorsque l’on veut étudier le phénomène de la culture fan. Les travaux de Dominique Pasquier[2], en France, sur la série Hélène et les garçons, soulignent les processus d’identification des téléspectateurs à des personnages qu’ils considèrent comme des modèles à imiter, et la fonction d’apprentissage de la vie amoureuse que ces fictions télévisées remplissent auprès des jeunes publics, grâce à leur réalisme émotionnel. Ce processus d’identification, lorsqu’il se trouve exacerbé et décliné sur un « mode mimétique élevé »[3], peut amener certains fans de super-héros à se comporter comme leur idole fictive, comme c’est le cas aux Etats-Unis (notamment dans la ville de Cincinnati), où des vengeurs masqués qui se font appeler Batman, Superman ou Wonder Woman, concurrencent la police en tentant d’arrêter des criminels.
L’on peut donc aller jusqu’à se demander si certaines fictions audiovisuelles ne jouent pas un rôle assez similaire à celui que joue le mythe dans les sociétés traditionnelles, lequel représente un « exemple concret de la conduite à tenir »[4] et est « vivant, en ce sens qu’il fournit des modèles pour la conduite humaine et confère par là même signification et valeur à l’existence »[5].
Au niveau sociétal, les fictions audiovisuelles participent également de la construction sociale de la réalité, grâce à l’univers diégétique qu’elles élaborent. Les travaux menés par Sabine Chalvon-Demersay[6] et Guillaume Le Saulnier[7], par exemple, ont montré que les héros fictifs des séries policières possèdent une véritable influence sur l’image que l’opinion publique possède du métier de "flic". Les nombreuses séries qui mettent en scène, depuis une dizaine d’années, le métier d’urgentiste ou de médecin (Urgences, Grey’s anatomy, Dr House…), sont également aptes à transformer les représentations existantes, voire à créer des vocations. D’autres études ont souligné la capacité d’une série comme Plus belle la vie à faire passer des messages idéologiques et politiques auprès des téléspectateurs, sur des thèmes tels que le don d’organes, l’homosexualité et la diversité socioculturelle[8], ou encore à valoriser l’image d’un territoire, en l’occurrence l’image de la ville de Marseille[9]. De la même manière, des films comme Le Bonheur est dans le pré et Bienvenue chez les ch’tis ont contribué à véhiculer une image positive du Gers et de la région Nord-Pas-de-Calais, en construisant puis diffusant une véritable identité socioculturelle autour de la convivialité et du bien-vivre, ainsi qu’en ont témoigné la presse locale ainsi que différentes enquêtes[10]. Enfin, des chercheurs se sont demandés si la présence d’un Président des Etats-Unis noir dans la série 24h00 chrono (le Président David Palmer), n’avait pas aidé les américains à se familiariser à cette idée, à faire tomber certains préjugés racistes et par conséquent à faciliter l’arrivée au pouvoir de Barack Obama, tandis que certains journalistes, à l’instar de Brian Stelter du New York Times, préfèrent considérer la série pionnière The West Wing (diffusée en 1999 et 2006 sur NBC), comme la fiction qui joua le rôle de déclencheur, à travers le Président hispanique Matthew Santos[11].
Cette (re-)construction de la réalité paraît en outre favorisée par la confusion croissante qui existe aujourd’hui entre la fiction et la réalité, à travers la création de genres hybrides, empruntant tout à la fois à la fiction et au documentaire, mélangeant « mode fictif » et « mode authentifiant »[12], au point d’aboutir à des productions « transgénériques »[13]. Le développement du storytelling participe également d’un brouillage des frontières et d’une transformation représentationnelle[14]. Cette influence des fictions est telle que d’aucuns dénoncent leur pouvoir potentiellement manipulatoire. Les uns pointent leur aptitude à modifier la réalité, tandis que les autres les accusent d’être des instruments de propagande qui naturalisent des rapports de domination existants[15]. Enfin, il convient aussi de prendre en compte les bouleversements qu’entraînent dans ce domaine les dernières innovations techniques, et plus précisément la convergence des écrans (par exemple, l'arrivée de iTV chez Apple), ou encore l’interconnectivité des écrans avec le réseautage (par exemple, le phénomène grandissant du visionnement sur demande et du « média social » qui permet aux téléspectateurs-internautes de réagir en direct aux diffusions d’émission-événement), susceptibles d’avoir un impact non seulement sur la production des fictions, mais aussi sur leurs effets.
Les contributions attendues pour ce dossier thématique s’interrogeront donc sur ce pouvoir d’influence des fictions audiovisuelles. Elles prendront la forme d’essais théoriques ou d’études de cas, et pourront explorer, par exemple, les questions et problématiques suivantes :
- Y-a-t-il une spécificité des fictions audiovisuelles ? Les séries télévisées, notamment, possèdent-elle un pouvoir d’influence supérieur aux autres fictions (littéraires, par exemple), par le climat d’intimité et la complicité[16] qu’elles forgent autour du téléspectateur, voire la confusion qui peut s’établir entre un personnage fictif et le comédien qui l’incarne, au point de conférer une existence quasi réelle au premier[17] ?
- Ce pouvoir d’influence est-il en train de croître avec le développement de « docu-fictions », ou encore de séries télévisées qui se présentent comme de véritables critiques sociales[18], à l’instar de Hill Street Blues, Law & Oder, Nip Tuck, Les Sopranos et Desperate housewises, qui dénoncent implicitement les travers d’une société en crise ?
- Quel est le rôle joué par « l’effet de réel » sur ce pouvoir des fictions ? Et sur quels principes narratifs et techniques repose cet effet de réel[19] ?
- Comment se réalisent les processus d’identification des cinéphiles et des téléspectateurs à leurs personnages de fiction favoris ?
- Comment s’effectue la modification des représentations mentales, chez les cinéphiles et les téléspectateurs ? Et comment s’opère le passage de la modification des représentations mentales à la modification comportementale ?
- Quelles représentations socioculturelles les séries télévisées contemporaines sont-elles en train de modifier ?
- Ne peut-on pas craindre que cette reconstruction de la réalité soit sujette à des manipulations volontaires ? Peut-on aller jusqu’à parler de propagande, pour certaines fictions audiovisuelles ?
- Quel est le pouvoir de résistance du spectateur face à une instrumentalisation possible des ressorts idéologiques des fictions audiovisuelles ?
- Quelles sont les limites de ce pouvoir d’influence des fictions ? Comment les fans s’approprient-ils à leur tour leurs productions télévisuelles préférées par le biais de contributions amateurs sur le Web, de la simple discussion entre fans sur des blogues et forums (pouvant influencer éventuellement les scénaristes) aux détournements, mash-up et autres « mêmes » réalisés à partir des œuvres, sans oublier des créations originales qui court-circuitent les réseaux de production et de diffusion traditionnels des industries culturelles ?
- Certaines fictions télévisuelles peuvent-elles devenir des mythes, et endosser des fonctions similaires aux anciens récits mythiques ?
- Comment le storytelling, qui procède à une mise en récit de plus en plus utilisée comme outil à des fins politiques et de marketing, peut-il s’apparenter à un processus de mythification et actualise-t-il la question des frontières/recouvrements entre récit et fiction ?
Calendrier :
- 20 mars 2012 : date limite d’envoi des propositions d’articles sous la forme d’un résumé de 3500 signes environ (espaces compris), à Céline Bryon-Portet. Courriel : celine.bryonportet@ensiacet.fr
- 5 avril 2012 : notification aux auteurs de la décision du comité de coordination.
- 15 septembre 2012 : date limite d’envoi des articles (entre 40 000 et 60 000 signes, espaces non compris) au comité de coordination qui les transmettra à la revue Communication pour évaluation. La direction de la revue accusera réception et avisera les auteurs de la constitution des comités de lecture.
Procédure et consignes :
Chaque proposition d’article sera évaluée à l’aveugle par un comité de lecture composé de lecteurs experts.
Les auteurs devront se conformer aux normes éditoriales en vigueur au sein de la revue Communication. Le guide de consigne aux auteurs est téléchargeable à partir du lien suivant :
http://communication.revues.org/index2590.html
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