Épistémologie du
journalisme. Quels éléments pour une théorie de la pratique ?
Dossier thématique
coordonné par Gloria AWAD
Ce numéro de la revue Communication
se donne pour ambition de questionner la construction du journalisme en
tant qu’objet scientifique de recherche et de savoir. Il s’appuie sur une
conception wébérienne de la science qui considère que toute œuvre scientifique
« accomplie » induit des questions nouvelles qui invitent à la dépasser et
peut-être même à la rendre caduque. Il considère que la science, au-delà de
répondre à des questions ancrées dans la pratique, correspond également au
désir d’acquérir une compréhension et une connaissance plus approfondies des
objets étudiés. Il ne s’agit pas là de deux démarches contradictoires, sauf si
l’on trace une frontière tranchée entre pratique et théorie, entre le terrain
où la pratique peut être observée et les hypothèses permettant d’en rendre
compte par des théories explicatives, lesquelles ne sont pas simplement
dérivées des données mais hasardées et inventées tant pour rassembler les
données que pour rendre compte de la manière dont les faits observés sont liés.
Une telle frontière est inenvisageable dans nos sociétés où les théories ont
des utilités pratiques et où la pratique fournit la base de problématiques
théoriques.
Aussi, ce projet d’explicitation des racines de la réflexion
scientifique sur le journalisme s’appuie-t-il sur une double motivation, qui
relève des modèles de connaissance, de leur légitimation et de leurs effets sur
les multiples parties prenantes qui d’une façon ou d’une autre y participent.
Il s’agit en premier d’une interrogation qui s’impose dans
le contexte présent de notre modernité tardive caractérisée tant par la
déconstruction de concepts élaborés dans l’histoire, qu’il s’agisse de la
rationalité, de l’identité ou de la connaissance de la réalité sociale du temps
présent, que par leur dissémination auprès de nouveaux acteurs qui en font un
usage délibéré et désenchanté. En tant que forme de connaissance du réel et du
présent, le journalisme se doit dans cette perspective, comme d’autres formes
de savoir, de régénérer sa propre source d’autorité. En somme, une refondation
du journalisme dans une forme de transcendance qui ne pourrait faire l’économie
ni d’un ancrage dans la déontologie au sens kantien, ni d’un enracinement dans
l’ontologie au sens hégélien de la vie quotidienne présente des peuples
caractérisée par le tassement de l’idée démocratique à la construction
momentanée de majorités statistiques et à la rencontre des compromis divers et
multiples des parties prenantes à la coalition de l’heure. Cela constitue déjà
un programme de recherche.
Il s’agit aussi, pour le chercheur, d’un besoin qui, pour
être corollaire et peut-être désintéressé, n’en reste pas moins profond et
tenace, à savoir le désir d’approfondir la connaissance et le savoir tant en ce
qui concerne les objets étudiés que le monde dans lequel il se trouve. D’où une
approche synchronique et diachronique du journalisme, ancrée en sciences de
l’information et de la communication, pour rendre compte de ce qui constitue la
spécificité fondatrice du journalisme, dans une démarche de conceptualisation
de ce qui fait sa logique anthropologique originelle. Dans les perspectives
différentes des études sur le journalisme dont cette approche se veut
complémentaire – qu’il s’agisse des travaux portant sur l’histoire du
journalisme, sur sa constitution et son fonctionnement en tant que profession
et pratique sociale, sur ses transformations dans le temps et dans l’espace,
sur ses mécanismes producteurs d’événements, ses interrelations avec le marché
ou avec le pouvoir politique – le journalisme est circonscrit à la pratique des
journalistes qui produisent de l’information, laquelle s’oppose à la
communication dont elle ne peut relever. Cette approche réduit l’épaisseur tant
du journalisme que de la communication sans pour autant apporter ce qu’on
pourrait appeler une théorie de la pratique journalistique. Même si elle situe
le journalisme au centre des sociétés démocratiques, elle le place à l’écart du
social. Alors que ce ne sont pas là deux choses contradictoires.
La construction du journalisme en tant qu’objet scientifique
trouve sa genèse et sa justification avec l’émergence et le développement d’un
questionnement sur le rôle de la presse et des médias et d’un enseignement
portant sur la formation professionnelle de journaliste. Son principal apport
consiste certainement dans l’établissement d’un lien fort entre liberté de la
presse, journalisme et démocratie. Ses limites n’en restent pas moins la
réduction de l’épaisseur du journalisme à la pratique journalistique sans pour
autant parvenir à une théorie qui rende compte de l’économie générale de la
pratique.
L’implicite lexical restreignant le journalisme au métier de
journaliste a balisé l’émergence de ces travaux et demeure largement présent
dans leurs développements actuels. L’intérêt de cette proximité lexicale se
trouve dans la configuration d’un objet de recherche préformé par son évidence
et son accessibilité empirique. Le professionnalisme a ainsi fourni le terrain
à une identité professionnelle normative, l’information journalistique a
constitué l’espace textuel où s’incarne le respect – ou non – de ces normes, et
les salles de rédaction ont été les lieux d’exercice d’une recherche
scientifique critique des mythes professionnels. Dans cette même perspective,
l’impératif de penser les médiamorphoses des journaux s’est traduit plus par
une sériation que par un éclatement de cet objet scientifique, sa déclinaison
en des journalismes, déclinaison confortée par les récentes transplantations et
appropriations modulaires du journalisme dans de nouvelles constellations
sociales, politiques et idéologiques.
En complémentarité avec cette focalisation sur le variable,
ce dossier invite à une exploration de l’invariant dans le journalisme en tant
que médiation et « bien culturel ». Il ne s’agit pas de réduire le journalisme
à une essence, mais bien d’apporter des éléments scientifiques de réponse à la
question : qu’est-ce que le journalisme, au-delà et en plus de sa
circonscription à la pratique professionnelle des journalistes ? Il s’agit donc
bien de rendre compte de ce qui constitue la spécificité fondatrice du
journalisme, dans une démarche de conceptualisation de ce qui fait sa logique
anthropologique originelle, son substrat qui perdure dans ses médiamorphoses et
ses discontinuités.
L’attention sera portée sur le journalisme en tant que
phénomène originellement médiatique, enraciné dans la modernité, inhérent au
social moderne et répondant à une volonté de savoir. Le journalisme en tant que
médiation s’inscrit dans la dimension anthropologique de la communication. Il
relève d’une nouvelle économie du rapport au réel et au présent, et permet une
forme spécifique de connaissance du réel et du présent, par la coagulation,
dans une matérialité visible avec le média journal, d’un présent et d’un réel
commun, en configurant un croisement fécond entre interaction et diffusion,
présence et absence, réel et imaginaire. Il opère une médiation, dans le sens
anthropologique du terme, entre l’individuel et le collectif, le monde et le
monde vécu. Il institue une métanarration selon une logique du « collage »
entre des classes de texte et un type de lecture extensive, discontinue, mais
circonscrite par la matérialité de l’objet. Le journalisme assume de la sorte
un rôle de fondation, dans la mesure où il est à la fois un paradoxe et un
système de jonction qui informe et relie en fondant en nature une réalité qu’il
construit et un public qu’il configure.
Mais aussi sur la logique structurante du journalisme, sa
spécificité fondatrice qui en fait un modèle moderne de connaissance du réel et
du présent ancré dans la fidélité à ce réel présent qu’il a pour référent, et
fondamentalement incompatible avec son instrumentation dans une communication
stratégique. Les discontinuités du journalisme en tant que médiation et forme
de connaissance du réel et du présent, s’avèrent ainsi en tension avec les
médiamorphoses du journal et la scientisation de la médiation journalistique.
Elles se traduisent par un déplacement des normes du journalisme qui régénère
ainsi par lui-même ses propres sources d’autorité.
Les médiamorphoses du journal en tant que média affectent
l’objet communicationnel à la fois en tant qu’objet technique et en tant
qu’objet inséré dans un environnement qu’on peut appeler système ou
configuration. Cette « part du média » dans le journalisme est ainsi loin de se
réduire à sa dimension technique. Quant à la scientisation de la médiation
journalistique, elle correspond à sa « rationalisation » en une communication
stratégique orientée vers le succès. Elle s’inscrit dans le grand processus de
réflexivité qui permet aux sociétés de transformer leurs pratiques par la
connaissance qu’elles en acquièrent.
L’analyse portera également sur le journalisme en tant que
lieu présent de la « pensée sociale » qui est essentiellement une mémoire.
Ce que sont passé, présent et avenir dépend des générations vivantes du moment.
Et comme celles-ci se relaient constamment d’âge en âge, le contenu de
signification attaché au « passé », au « présent » et au « futur » est en
transformation perpétuelle. Aussi, ce n’est pas le passé qui constitue l’enjeu
des commémorations et de leur communication, mais bien le présent qui mobilise
ces traces du passé pour les réinvestir dans l’actualité, c’est-à-dire dans la
vie sociale actuelle. Il s’agit donc de rétroprojection plutôt que de
prédestination. Dans cette perspective, le passé n’est pas une terre où on
retourne par le biais d’une politique de la mémoire, mais bien un entrepôt
synchronique de l’ordre social dans les limites duquel sont sélectionnés des
éléments rappelables en fonction du présent. Ce qui explique que ces
réécritures de la mémoire sont prises en charge par le journalisme, qui met en
matérialité et en visibilité, à l’intention d’un public dispersé de personnes
anonymes, un réel placé sous la catégorie du présent et un espace où se
projette l’échelle mouvante des sociétés. Il revient au journalisme non
seulement la construction de l’événement, mais aussi sa réécriture mémoriale.
Le journalisme est un lieu de mémoire, d’abord dans le sens
de mémorial, espace d’inscription et de visibilité où l’événement absent est
rendu visible et consacré, sacralisé, par sa représentation, c’est-à-dire son
être là dans des signes, des textes et des discours. La re-présentation opère en
rendant à nouveau et imaginairement présent l’événement absent dans l’objectif
de fonder en légitimité le présent et de lui donner sa dimension symbolique.
Elle s’inscrit dans une rationalité politique de la mémoire qui effectue une
fétichisation du passé dans le présent.
Ensuite, dans le sens de lieu de passage, où les traces du
passé que sont les dates, les noms et les formules, sont reconfigurées et
réinvesties dans l’actualité. Le passé est transformé, recadré, et réengendré
non pas par une simple politique de la mémoire qui le tire dans le présent,
mais par une « mémoire en mouvement », sociale et ouverte, une arène où des
choix, des justifications et des représentations remettent en question cette
reconfiguration politique du passé, désormais dénaturalisée et perçue comme le
produit d’une action instrumentale et d’un pouvoir d’agir. Mais aussi en tant
que lieu de passage et de médiation entre la mémoire individuelle et la mémoire
collective dans la mesure où le journalisme externalise celle-ci et la redistribue.
Autant de facteurs qui favorisent l’éclatement des cadres
sociaux de la mémoire plutôt que leur unification dans une circulation où ce
qui est transmis ne peut inévitablement que se transformer.
Modalités de
participation
Les propositions
d'articles de 3500 à 4000 signes environ, doivent être envoyées à
gloria.awad@free.fr
Avant le 20 mars 2013
20 juin 2013 : notification aux auteurs de la décision du
comité scientifique, après évaluation des propositions.
Septembre 2013 : date de réception des articles complets
(40000 à 60000 signes espace non compris).
Décembre 2013 : date de retour aux auteurs des fiches
d’évaluation du comité scientifique
Automne 2014 : date de publication du dossier.
Source: Calenda
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